Jeudi 1er Mai 2008
Je commence à le sentir se diffuser dans mes veines brulantes…ce poison dont je garde encore la saveur âcre… Je devine son nom marqué sur la fiole : « Essence de douleur »…
Un poison dont la préparation ne nécessite ni curare ni arsenic, ni mortier ni alambic...
Un poison fait de mots acides, destiné à attaquer mon cœur pour le dissoudre.
Et dire qu’il y a moins de deux heures, je quittais Marrakech, joviale et rayonnante . Quel vent de folie m'a donc pris pour m'enquérir de ses nouvelles? Je commençais à faire le deuil de cette histoire et voulait juste garder un semblant de contact "normal" afin de mieux panser les blessures qui subsistent. Je n'aime pas l'idée de deux personnes qui ont tant partagé auparavant , et qui deviennent deux parfaits inconnus après s'être déchirés.
Peut-être ai-je tort... peut-être que seule une amputation rapide et nette est à même de guérir le mal. Cet homme là, je ne le connais pas, je ne l'aime pas. J'aime l'homme qu'il a été et qu'il n'est plus...Ou peut-être ai-je aimé l'homme que j'ai cru qu'il était?
L’esprit anesthésié, je regarde défiler des paysages de toute beauté à chaque virage de la route sinueuse que nous empruntons. Un massif montagneux impressionnant…des écrins de verdure tantôt tachetée de terre ocre et de roches grises, tantôt parsemée de lauriers roses et de coquelicots, de moutons et de brebis…
Nous passons à présent par la jolie vallée du Zat. Des douars accrochés aux flancs des montagnes, des gorges étroites, des falaises abruptes. Le torrent fougueux de l’oued N’Zat…et le torrent de larmes qui ruissèlent inlassablement sur mon visage...
Un étau invisible se resserre sur ma tête, une masse accablante me comprime la poitrine. Comment a-t-il pu, insensible à la mise à nue de mon cœur, le défigurer de nouveau, alors qu’il porte les stigmates encore fraîches de l’amour déchu ?
Comment a-t-il pu ? me traiter plus bas que terre, me réduire à un lambeau de chair, tout effacer de notre histoire en un éclair ?
Envolés les souvenirs heureux, les regards langoureux, les lèvres en feu… L’amnésie a tout emporté !
Les roses ont fanées, les quiches ont refroidies, les motifs que j’ai brodés se sont effilochés, le diaporama mettant en scène mes raisons de l’aimer s’est effacé…
« On s’arrête un moment ! ». Ça tombe bien. Notre trajet est ponctué de nombreux arrêts pour admirer les paysages, souffler, ou encore...assouvir un besoin naturel !
Je cache mes yeux bouffis derrière mes grosses lunettes noires… je prends mon air faussement enjoué et mets les traces de larmes séchées sur le compte de la fatigue… On ne se doute de rien. Ma prestation est bonne.
Je profite de la courte halte pour nettoyer mes poumons, noyer mon regard dans les décors grandioses du col du Tizi n’Tichka, et me laisser caresser par le vent qui souffle à travers la montagne.
Je n’ai pas envie de remonter dans la voiture. J’ai envie de rester là…ou alors sombrer dans un doux coma…ou devenir une pierre ou un arbre ancré dans l’Atlas.
Mon esprit s’infeste à nouveau de sentiments acides et du souvenir saumâtre de ses mots me réduisant à …je n’ose même pas le dire ! La tristesse monte en moi comme une marée, la douleur se noue et se resserre au fur et à mesure des idées sombres. Une douleur vivante, cruellement vivante...
Mon cœur s’affole de nouveau et se met à battre à grands coups. N’es-tu donc pas lassé de battre encore si fort ? Je me vis soudain m’arracher ce cœur…le contemplant, un moment, battre entre mes mains ensanglantées, le serrant de toutes mes forces jusqu’à ce qu’il s’éteigne…l’enterrer…le laisser là et partir sans me retourner…
Je me sens comme une mouche, dont la mémoire est courte, et qui s’entête à vouloir franchir une barrière invisible en se cognant infatigablement contre la vitre.
Meurtrie par la consternation, défaite par la rancune, je maudis cette douleur qui m’ulcère et draine mon énergie...
Je croise le regard d’une petite fille aux yeux rieurs et curieux, au sourire timide et aux joues abricot. Pendant le laps de temps qu’a duré cet échange, j’ai eu l’impression que chacune de nous voulait échanger sa vie contre celle de l’autre, par pure curiosité, ne serait-ce que le temps qu’a duré nos regards croisés...
Un petit agneau blanc gambadant derrière sa mère m’arrache un sourire. Je comprends là que même si le poison m’a bel est bien était inoculé, la dose n’était pas létale…
Nous descendons à présent sur le plateau de Ouarzazate…une nouvelle étape...